Lutte contre le réchauffement climatique : les tourbières, deux fois plus efficaces que les forêts pour capturer le CO2
7 min readTout réchauffement du climat, même temporaire, au-delà de 1,5°C, limite jugée la plus sûre par les scientifiques, entraînerait des « conséquences irréversibles » pour l’avenir de l’humanité, conclut une vaste étude publiée dans Nature. Dans une telle trajectoire, des « points de bascule » seraient atteints, comme le dégel du pergélisol et des tourbières, deux immenses réservoirs de carbone qui, s’ils disparaissaient, libéreraient d’énormes volumes de gaz à effet de serre qui réchaufferaient la planète.
La Belgique ne possède pas de pergélisol, aussi appelé permafrost, sur son territoire puisqu’il se forme dans les régions où la température moyenne annuelle de l’air au sol est inférieure à 0°C. Par contre, notre pays possède bien des tourbières. Elles couvrent entre 3 et 5% de la superficie belge, observe Jean-François Bastin, professeur en télédétection et en écologie à l’Université de Liège.
C’est quoi, une tourbière ?
Les tourbières sont des écosystèmes humides formés de matières organiques riches en carbone et partiellement décomposées. Elles couvrent environ 3% de la surface de la terre et constituent le plus grand réservoir naturel de carbone, explique Katrien Wijns, coordinatrice de projets sur les tourbières chez Natuurpunt, puisqu’elles captent 30% du carbone du sol. « C’est deux fois plus que toutes les forêts du monde ! », s’exclame-t-elle. Elles contribuent également à minimiser les risques d’inondations, à purifier les eaux souterraines et à préserver la qualité de l’air.
Mais lorsque les sites se détériorent, le CO2 est relâché dans l’atmosphère et elles deviennent une source de carbone, responsable de jusqu’à 10% des émissions annuelles mondiales, selon l’association spécialisée International Peatland Society.
Dans l’Union européenne, plus de la moitié des tourbières sont dégradées. « Elles sont drainées pour l’agriculture, la sylviculture et l’extraction de la tourbe », explique Katrien Wijns. « Lorsqu’elles sont dégradées, les tourbières se transforment en sources de carbone. Un hectare de tourbière peut émettre jusqu’à 30 tonnes de CO2 par an. »
« Nous avons plusieurs milliers d’hectares, voire dizaines de milliers d’hectares (de tourbières) en Belgique qui sont concernés », comptabilise Jean-François Bastin. « Donc ce serait quand même une grosse contribution au changement climatique si on devait être amené à perdre ces zones. D’autant plus qu’elles ont aussi un rôle primordial à jouer d’un point de vue conservation de la biodiversité. Il y a beaucoup d’espèces clés qui ont besoin de ces habitats pour survivre, que ce soit au niveau de l’avifaune ou que ce soit au niveau des amphibiens et autres. »
Impact du changement climatique
Avec le changement climatique, les tourbières deviennent encore plus vulnérables, notamment pendant les périodes de sécheresse, lorsque la nappe phréatique descend beaucoup trop bas, mais aussi pendant les périodes humides. « Les inondations ne sont pas forcément un problème pour les tourbières car elles peuvent absorber l’eau », note Katrien Wijns. « Cependant, si la qualité de l’eau est mauvaise, cela peut avoir un impact majeur non seulement sur la végétation, mais aussi sur les espèces présentes. Si la tourbière est encore en bon état, de nombreuses espèces peuvent être affectées, et il peut falloir entre 3 et 5 ans de gestion intensive pour rétablir la situation et améliorer les conditions de la tourbière. »
Il faut environ mille ans pour former un mètre de tourbe
De plus, les effets du changement climatique accélèrent la dégradation des tourbières. « En temps normal, on peut perdre quelques centimètres de tourbe par couche chaque année », observe l’experte des tourbières. « Cependant, pendant des périodes de sécheresse dues au réchauffement climatique, cette perte peut atteindre jusqu’à dix centimètres par an. Il est également intéressant de noter qu’il faut environ mille ans pour former un mètre de tourbe, ce qui correspond à une croissance de seulement un millimètre par an. »
Terres agricoles
L’agriculture joue un rôle important dans la conservation des tourbières. En effet, une grande partie des terres agricoles en Europe, principalement en Europe du Nord — aux Pays-Bas, dans le nord de l’Allemagne, en Pologne, dans les États baltes et en Scandinavie — sont constituées de sols tourbeux, indique Kris Decleer, chercheur senior à l’Institut de recherche sur la nature et la forêt (INBO), l’institut de recherche indépendant du gouvernement flamand qui soutient et évalue la politique et la gestion de la biodiversité. « Ces terres sont gérées pour une agriculture intensive, ce qui signifie qu’elles sont drainées pour permettre la culture, l’accès aux tracteurs et l’utilisation d’engrais. »
Et ce drainage a un impact important puisque les sols tourbeux utilisés à des fins agricoles représentent à eux seuls un quart de toutes les émissions de carbone du secteur agricole en Europe. « En fait, 20 à 25% des émissions totales de gaz à effet de serre dans le secteur proviennent de ces sols tourbeux utilisés pour l’agriculture. Il est donc crucial de prêter attention à ces terres car elles jouent un rôle majeur dans les émissions agricoles », soutient Kris Decleer.
Il existe des alternatives, même si elles ne sont pas faciles à mettre en place.
Bien sûr, il y a de nombreux problèmes pour les agriculteurs qui doivent cultiver sur des sols tourbeux et en vivre. « Il leur est difficile de faire autre chose que de drainer la tourbe et de pratiquer l’agriculture à laquelle ils sont habitués », admet le chercheur. « Cependant, il existe des alternatives, même si elles ne sont pas faciles à mettre en place. C’est ce que l’on appelle l’agriculture paludicole. »
Dans cette approche, explique-t-il, les tourbières sont réhumidifiées, devenant trop humides pour la culture de légumes ou pour le pâturage du bétail. À la place, on cultive des biomasses comme les roseaux, le typha, le saule ou encore des forêts d’aulnes. « À partir de cette biomasse, il est possible de fabriquer divers produits, notamment pour l’isolation. Cela représente un double avantage pour le climat : non seulement les tourbières réhumidifiées cessent d’émettre des gaz à effet de serre, mais les produits issus de ces terres permettent aussi de générer un revenu pour les agriculteurs. »
« Une grande partie de nos tourbières a disparu »
Au moins 118 pays s’appuient sur les puits de carbone naturels tels que les tourbières pour atteindre leurs objectifs climatiques. Aujourd’hui, sous l’effet conjugué de la destruction humaine et de la crise climatique elle-même, certains d’entre eux vacillent et commencent à voir diminuer la quantité de carbone qu’ils absorbent.
C’est pourquoi il est primordial de les conserver et de les restaurer là où c’est possible, affirment nos trois interlocuteurs. De toute façon, remarque Kris Decleer, « là où nous avons encore des tourbières, nous avons l’obligation, selon le Règlement sur la restauration de la nature, de les restaurer. Elles sont cruciales pour la biodiversité, mais surtout pour l’adaptation et l’atténuation du changement climatique. »
En Belgique, nous avons déjà perdu une grande partie de nos tourbières, se désole Katrien Wijns. « Elles ont été fortement exploitées par le passé, mais la principale raison de leur disparition est que beaucoup de ces terres ont été converties en zones agricoles, souvent drainées pour être utilisées comme terres cultivables. De cette manière, une grande partie de nos tourbières a disparu, bien que certaines subsistent encore. »
Ces dernières possèdent toutefois un grand potentiel de restauration, car elles proviennent naturellement de zones très humides. « Si nous les réhumidifions », remarque-t-elle, « elles pourraient à nouveau commencer à former de la tourbe et redevenir les puits de carbone qu’elles étaient autrefois ».
Projets de protection et de restauration
En Wallonie, les milieux tourbeux sont marginaux : moins de 0,9% du territoire wallon. Ils sont tout de même protégés pour la plupart par les zones Natura 2000. Du côté flamand, le gouvernement veut poursuivre son engagement pour la restauration de la nature. Un « Blue Deal 2.0 » verra le jour pour limiter les conséquences négatives des périodes de sécheresse et le risque d’inondations. Il s’agit, entre autres, de la création de zones humides, la conservation des tourbières et des pâturages permanents.
Enfin, différents projets européens tels que le projet Interreg « Care-Peat » ont déjà permis de restaurer certains sites. « Nous avons constaté une réduction moyenne de 10 tonnes par hectare dans les sites pilotes. Au total, nous avons réduit les émissions de carbone d’environ 10.000 tonnes par an. Cela équivaut à la consommation annuelle moyenne de CO2 de 1200 ménages européens », se réjouit Katrien Wijns.
Selon les Nations Unies, l’ensemble des engagements climatiques des pays mène le monde à un réchauffement de près de 3°C d’ici 2100 par rapport à l’ère préindustrielle. Les émissions de gaz à effet de serre de l’humanité s’approchent d’un pic, mais le déclin n’a pas encore commencé alors qu’elles doivent être réduites de près de moitié d’ici à 2030 pour espérer tenir la limite de 1,5°C.
Rtbf.be du 16 octobre 2024