Dr E. Likinda parle des enjeux éthiques de l’Intelligence artificielle
7 min readOn entend aujourd’hui parler de l’Intelligence artificielle de manière récurrente dans tous les secteurs de la vie. C’est un nouveau concept et bien des gens n’arrivent pas encore à le cerner. Le Papyrus a décidé d’aborder la question avec l’un des spécialistes en matière d’éthique en la personne de Dr Evariste Likinda (Photo). Il nous parle de ce concept ainsi que des principaux enjeux éthiques de l’intelligence artificielle. Vous pouvez le lire dans les lignes suivantes
Introduction
En vue d’élaborer une recommandation sur les enjeux éthiques de l’Intelligence artificielle (IA), l’UNESCO a lancé des consultations en la matière à travers toutes les régions du monde, en 2020. Afin d’y participer, nous avons eu l’opportunité d’animer ces consultations à partir de Kinshasa pour le compte de la Région Afrique centrale francophone, ainsi que l’Ile Maurice et le Madagascar. Les réunions ont eu lieu pendant trois jours à partir du Bureau de l’UNESCO/Kinshasa, en présentiel pour quelques-uns, et en ligne pour tous les participants, notamment ceux qui sont loin de Kinshasa. Les échanges ont été directement enregistrés par Paris à l’intention de la commission ad hoc instituée pour les besoins de la cause.
Méthode
Lorsqu’on dit « Intelligence artificielle », il n’est pas certain que tout le monde a d’emblée la même compréhension du concept, et encore moins le même entendement. Or, il a fallu consulter le plus largement possible différentes strates de la société : il y a d’abord les experts en numérique, ceux qui savent et travaillent déjà sur des applications utilisant l’IA ; il y a ceux qui, sans être experts dans le domaine du numérique, après quelques explications générales, peuvent réfléchir sur les retombées positives ou négatives de l’IA, ainsi que leurs possibles répercussions sur les humains, leurs valeurs et l’environnement ; il y a enfin ceux qui bénéficient de l’IA et utilisent ses applications mais sans le savoir, un peu comme Mr Jourdain qui faisait de la prose sans en être conscient. Nous avons recueilli les avis des uns et des autres, chacun à partir de son angle de vue.
Plutôt que de commencer par des définitions techniques, nous avons opté pour la méthodologie qui consiste à partir de quelques réalités factuelles aussi bien historiques qu’actuelles, de quelques expériences vécues ici et ailleurs.
Quelques faits :
- Aujourd’hui, chacun dispose d’un smartphone, un téléphone intelligent. Avec ce téléphone, on a entre les mains toute une encyclopédie avec possibilité d’accès à une large part du savoir universel.
- Certains portent à leur poignet une montre-bracelet connectée capable de suivre les paramètres vitaux de santé, de lancer une alerte en temps réel en cas de quelques perturbations de ces paramètres, et même de proposer quelques orientations.
- Il existe aujourd’hui des prototypes de véhicules autonomes, sans conducteurs avec des systèmes de reconnaissance visuelle, qui roulent en respectant le code de la route et en faisant attention à ne pas causer préjudice aux autres usagers de la route.
- Nous connaissons des systèmes d’identification faciale et vocale.
- Nous utilisons des logiciels de traduction automatique d’une langue à une autre. On remarquera qu’au début, ces logiciels nous proposaient des traductions littérales de textes et de discours avec des résultats très approximatifs ; mais aujourd’hui, ils nous offrent de plus en plus des traductions bien littéraires avec des nuances et des inflexions de mieux en mieux affinées.
- Il y a vingt-cinq ans, c’était en 1997, le Russe Garry Kasparov, considéré par les experts comme le plus grand joueur d’échecs de tous les temps et resté champion du monde pendant 15 ans, a été battu par Deep Blue. Lorsqu’on regarde le cv de Deep Blue, on découvre qu’il s’agit d’un ordinateur intelligent.
- Tout récemment, il y a trois mois, c’était le 12 septembre 2022, Madame Tang Yu a été nommée PDG de Net Dragon Websoft, une entreprise chinoise. Elle est chargée de superviser, d’organiser, de rationaliser, de contrôler les opérations de cette entreprise évaluée à 10 milliards de dollars, faire des prédictions et prendre des décisions. Madame Tang Yu est un robot humanoïde animé par un système d’IA. Donc un robot configuré comme un être humain.
C’est quoi l’IA ?
L’IA est une branche de l’informatique qui consiste à donner aux ordinateurs la capacité de penser comme un humain. Au départ, il s’agit d’un système d’algorithmes conçu pour exécuter des tâches qu’auparavant seul un humain était capable d’effectuer. Aujourd’hui, les développeurs envisagent des algorithmes de plus en plus sophistiqués qui tentent d’imiter le fonctionnement très complexe du cerveau humain. Avec l’accumulation de vastes quantités de données qui convergent vers les Big data, les informations se croisent et se recoupent de telle sorte que les machines apprennent par elles-mêmes ; c’est ce qu’on appelle le Deep learning qui permet aux ordinateurs de résoudre par eux-mêmes les problèmes, de raisonner, de faire des prédictions et de prendre des décisions.
Il s’agit d’une véritable révolution technologique, la révolution intellectuelle ; et à la différence de la révolution agricole puis la révolution industrielle, la révolution intellectuelle porte sur ce qui est immatériel et pourrait significativement transformer l’être humain dans sa manière d’utiliser ses propres ressources.
Secteurs d’application de l’IA
L’IA peut être appliquée dans plusieurs secteurs d’activité qu’on pourrait citer de manière non exhaustive :
- Dans les entreprises, on sait que l’IA engendre de nombreux bouleversements dans le monde du travail : automatisation de beaucoup de tâches et baisse des coûts de production, mais aussi dans la gestion dès le processus de recrutement.
- Dans l’armée, avec des armes autonomes capables d’aller au loin, identifier les cibles visées pour aussitôt les neutraliser.
- Dans les domaines de l’éducation, l’IA permet de personnaliser les apprentissages selon les besoins et les capacités d’assimilation de chacun. Il est aussi possible d’automatiser certaines activités notamment en matière de correction d’examens et d’évaluation des apprenants.
- Dans les domaines de la santé, que ce soit dans la prévention, le diagnostic que les traitements.
- Dans le domaine de la recherche, l’IA pourrait naviguer à travers la gigantesque base de données de publications scientifiques disséminées partout dans le monde ; en rapprochant et en croisant les informations, elle peut tisser des corrélations entre ces informations qu’aucun humain n’aurait pu voir ; avec le deep learning, l’IA peut ainsi faire considérablement et rapidement progresser la recherche, accélérer les découvertes, et repousser ainsi les frontières de toutes les sciences aussi bien de gestion que d’autres sciences comme la médecine.
Questionnement éthique
Comme on peut s’en rendre compte, l’IA présente un potentiel énorme pour améliorer les prestations dans plusieurs domaines. Elle est ainsi porteuse de grand espoir de nombreux avantages pour les individus, les prestataires, les communautés, les gouvernements. Ces technologies soulèvent cependant un questionnement éthique par rapport aux valeurs, à ses retombées sur des individus, des communautés et, pourquoi pas, à l’humanité dans son ensemble.
Il faudrait donc placer l’éthique à différentes étapes du développement de l’IA de sa conception à son utilisation en passant par son déploiement, sans oublier la possibilité de son démantèlement en cas de nécessité. Encore faudrait-il que l’humain continue de garder la main. En effet, la plus grande crainte, disent certains, on n’en est peut-être pas encore là, consiste en ce que l’IA pourrait menacer les humains d’un danger critique d’extinction. Au cas où la capacité d’auto-apprentissage rendrait les machines capables de se reprogrammer, cela pourrait nous amener à un scénario dans lequel une IA prendrait conscience d’elle-même et finirait par considérer l’humain comme une menace existentielle en ce qui la concerne.
Mais avant d’en arriver là, il y a des préoccupations plus immédiates portant sur :
- L’autonomie des êtres humains, une des dimensions fondamentales de la personne (vie privée et confidentialité, consentement éclairé valide, libertés fondamentales, la protection des données) ;
- Les pertes d’emploi ;
- La transparence, la clarté et l’intelligibilité pour l’intérêt public ;
- La responsabilité et l’obligation de rendre compte ;
- L’inclusion et l’équité.
Ce sont là, entre autres, les paramètres à prendre en compte qu’on retrouvera dans cette recommandation de l’UNESCO adoptée en novembre 2021 par l’Assemblée générale de l’UNESCO.
Dr Evariste Likinda